vendredi 3 mars 2017

Le début

Je me souviens d’une soirée chez des amis, il y a quelques années, chaleureuse, détendue, dans une grande maison qui abritait cette famille recomposée, un adolescent, sa mère et le compagnon récent de celle-ci. Des gens brillants, elle écrivain, lui journaliste, et le jeune bachelier qui venait d’intégrer l’une de ces grandes écoles qui forment l’élite du pays.

Nous bavardions à bâtons rompus et la conversation s’engagea sur les ouvrages qu’il avait à lire pour préparer son année, et sur ceux qu’il avait déjà lus. Son presque beau-père lui demanda alors incidemment, un peu comme un défi, s’il était en mesure de citer la première phrase d’un classique de la littérature, et l’étudiant, impressionnant, s'exécuta tout de go. Une phrase courte, tranchante. Complices, ils renouvelèrent l’exercice une ou deux fois. J’avais, à cette époque, entamé la rédaction de mon texte, et j’assistais en silence à leur petit jeu sans en saisir le sens, ni l’intérêt de se souvenir ou d’apprendre par cœur la première phrase d’un roman.

Beaucoup plus tard, c’est-à-dire il y a trois mois, je suis allé flâner à la FNAC, et, au rayon littérature, j’ai remarqué un petit livre à destination des romanciers en herbe, signé par une professionnelle de l’édition. Je l’ai feuilleté et suis tombé sur le chapitre « incipit », ou comment rédiger la première phrase de son roman — brève ou longue, simple ou complexe. Et l’auteur d’expliquer que, s'il n'y a pas de règle, cette seule première phrase peut malgré tout présider au succès, voire même à la postérité d’un roman.

Le hasard a fait que j’ai depuis retrouvé les incipit que le fils de mon amie avait si fièrement déclamés. Celui de L’étranger : « Aujourd’hui, maman est morte », puis celui de Du côté de chez Swann : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », sans doute les deux plus célèbres — et emblématiques — de la littérature française. Il m’a fallu tout ce temps pour comprendre l’enjeu qui se noue autour de ces premiers mots, la « clé signifiante » selon Aragon, et par contraste, ressentir de l'appréhension à l’égard des miens, ceux que j’ai choisis, travaillés, écrits et réécrits, sans jamais en mesurer pleinement l’importance, simplement par goût de la langue juste.

Et c’est avec Aragon, encore, que ma crainte s’est un peu dissipée : « Si pour moi, le début d’écrire est un mystère, plus grand est le mystère de finir ».

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