vendredi 16 février 2018

L'île acérée

Le vent rugit depuis que je suis arrivé dans cette petite île de Bretagne. Ouessant est belle d’être aride, noble d’être impitoyable, grandiose d’être minuscule. Le vent d’Ouessant entête, obsède, huhule jour et nuit et sculpte les habitudes. Et les plantes et les animaux et les hommes et la mer calquent les leurs sur ses caprices et son humeur.

Des hommes d’ailleurs, point de trace dans ce printemps timide qui ordonne que toujours on s’en méfie. Pas davantage d’arbres vaillants à Ouessant, où tout est hors du temps. Ouessant où le vent est dedans.

Ouessant. L’endroit est perdu, mais il est là, au cœur du vide et du néant.

À Ouessant, les sentiers vagabondent entre les massifs de bruyère, morne végétation frustrée — le vent l’écrase avec vigueur et l’incise sans faiblir — qui va se teinter et se sertir de mille et une nuances de mauve et de jaune vers l’été, lorsqu’au hasard des caprices de l’artiste, surgiront des vagues incertaines mais sûres de leur beauté. Elles onduleront, ces vagues de couleurs, rases dans la plaine assommée, elles onduleront à l’écho du déchaînement marin, du gigantesque déchirement.

Et celui des falaises, donc !, qui s’effritent lentement sous les assauts de l’infatigable bélier vert et gris et bleu, dont la bave corrosive ronge le granit de toute éternité.

Subjugué, je promène tous les jours Kidu, le petit chien noir qui porte bien son nom. Car à Ouessant, Kidu est roi comme les Bretons sont fiers, noir comme le vent est puissant. Il court après les lapins qui peuplent les innombrables terriers de la côte. Et Kidu court, il court après des lapins la plupart du temps invisibles, mais il court toujours.

Parfois, on croit apercevoir une houppette dressée comme un défi au roi des Kidu, mais c’est fugitif, ô combien, car les lapins sont rapides, bien plus furtifs et agiles que notre Kidu. Et ils détalent plus vite que lui qui reste souvent pris, dans sa ruée aveugle pour attraper un lapereau, penaud petit Kidu !, dans les buissons des grands ajoncs aux épines entremêlées.

Alors Kidu hurle et appelle et aboie jusqu’à ce qu’on vienne le chercher pour le sortir du guêpier dans lequel, en toute innocence, il vient de se fourrer. À chaque fois, il se fait piéger — mais c’est qu’à chaque fois, il semblerait ne point vouloir s’en laisser dégager. Ah Kidu, roi têtu de Ouessant, grand pourfendeur de lapins et râleur impénitent. Mais oui, bravo petit chien ! Comment, tu ne l’as pas attrapé ton lapineau ? Tant pis, ce sera pour la prochaine fois. Va, et médite dans ton joli noir museau.

Et puis, tous deux nous rentrons. Nous rentrons et dans cette grande maison aux murs épais de pierre massive, j’attise la braise qui s’endormait, quelle joie de réveiller la cheminée, d’y jeter les rondins que nous avons sciés, hachés, entassés devant sa gueule béante, jamais rassasiée, quelle joie profonde de les immoler aux flammes qui s’élancent, et pif ! et paf !, et les bûches s’embrasent et brûlent et crient et craquent — et je hume dans la pièce un parfum de satiété.

Dehors, il cingle et il fait froid, et ici, il chauffe et il fait doux. Sur le canapé, affalé, épuisé, Kidu est un roi. Soudain, voici qu’à Ouessant, au milieu de nulle part, quatre éléments cicatrisent ma vie, le feu, la pierre, le vent, la mer — Ouessant où tout commence, Ouessant où tout finit.

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