vendredi 27 avril 2018

Un pont plus loin

Les sentiers du Granto
épisode 5/8

(Tous les épisodes)

Butch était devant une passerelle qu’il s’apprêtait à franchir. Quelque chose le retenait. Il devait s’y engager et en même temps, il savait qu’il ne devait pas le faire. Son esprit était comme scindé en deux. Une sensation étrange, pas vraiment désagréable, plutôt inconfortable. Sous l’édifice, coulait un filet de musique paisible et cristallin. Une brume chaude s’éleva peu à peu autour de lui. Le ruisseau musical s’amplifia. Butch restait là, immobile, partagé. De l’autre côté, la brume prit lentement une forme humanoïde. Une femme. Son visage était flou. Il entendit sa voix, mais elle était recouverte par le son de la musique, de plus en plus forte, de plus en plus en plus insistante.

Butch se réveilla en sursaut. Et en sueur. Sa cabine baignait dans une semi-pénombre. L’alarme de l’ordinateur résonnait, répétitive. Il dormait depuis douze heures. Il se leva et grommela un « C’est bon, je suis réveillé, ordinateur, fin de l’alarme ! » avant de se diriger d’un pas mal assuré vers la salle de bains. Il passa ensuite à l’infirmerie pour faire refaire ses pansements. Ses brûlures guérissaient bien grâce aux soins de l’automed dont, fort heureusement, les circuits positroniques n’étaient pas conçus pour pouvoir se vexer.

L’Érythrée était un vaisseau suffisamment vaste pour qu’un pont entier, le pont supérieur en l’occurrence, soit consacré aux quartiers de vie. En plus d’une salle de stockage des réserves de nourriture, il comprenait à l’origine dix cabines pour deux personnes. Elles étaient disposées autour d’un vaste espace central ouvert, qui faisait fonction de cuisine et de salle à manger — une espèce de mess. Butch avait transformé deux de ces cabines : l’une en infirmerie, l’autre en bibliothèque. Les livres étaient sa passion, il les collectionnait depuis l’enfance.

Juchée sur le comptoir, Bastet attendait son maître, impatiente. Elle émettait des ondes sans équivoque. Des ronrons caressants mêlés d’une supplique signifiant très clairement qu’elle avait certes faim, mais d’autre chose que ses croquettes habituelles. Butch se planta devant le synthétiseur et commanda deux solides petits-déjeuners : une grosse part de viande hachée crue pour son fauve, café noir, jus de fruits, œufs brouillés, fromage frais et tartines grillées pour lui. En prenant son repas, Butch se dit qu’il était temps de consulter le microcristal que lui avait confié Sioben. Il ne l’avait pas fait plus tôt pour éviter toute surprise — bonne ou mauvaise, mais plutôt mauvaise — et être sûr de pouvoir se reposer quelques heures. Il ne l’avait pas davantage branché sur son bioport, par pure vigilance. Sioben avait l’air honnête, mais risquer d’introduire un virus dans ses implants crâniens était la dernière chose dont il avait besoin.

Tant que le cristal n’était pas inséré dans un lecteur, il était a priori inoffensif. Mais il rechignait à faire quoi que ce soit qui pouvait mettre sa planque en danger. Il était hors de question de brancher ce truc-là sans avoir pris un minimum de précautions. Trois heures plus tard, précautions prises, Butch introduisit le cristal dans l’un des ports sécurisés du poste de pilotage. C’était un enregistrement holographique. La projection miniature de Sioben se matérialisa au-dessus de la console et se mit aussitôt à parler.

« Bonjour Butch. Si vous êtes en train de consulter ce message, c’est que notre rencontre ne s’est pas passée exactement comme je le souhaitais. J’espère au moins avoir eu le temps de vous dire que j’appartiens à la confrérie O’Nissi. Notre organisation n’est pas secrète, je dirais plutôt qu’elle est discrète. Nous n’aimons guère la publicité. C’est sans doute la raison pour laquelle vous n’avez jamais dû entendre parler de nous auparavant.

Nous savons ce que vous avez découvert dans le bras de Persée. Ceci dit, nous ne vous avons ni espionné, ni suivi. Nous le savons simplement parce que nous sommes des initiés, comme vous-même l’avez été sur cette planète. Le lien psychique que vous avez établi là-bas a retenti dans tout l’éther. Et nous l’avons senti. Ça peut peut-être vous sembler complètement fou, farfelu même, mais c’est la vérité. Pour nous aussi, ça a été un choc. Nous sommes un très petit groupe et il faut de nombreuses années de formation à nos aspirants pour maîtriser une infime partie de cette connaissance. Jusqu’à présent, personne avant vous n’avait pu entrer directement en contact avec une entité. Même nos grands maîtres ne peuvent pas échanger… dialoguer, comme vous avez été capable de le faire. Vous possédez un don très rare. Probablement unique. C’est pour ça que vous êtes en grand danger. Vous détenez la clé d’un pouvoir incommensurable. Et comme vous vous en êtes déjà rendu compte, ça attise les convoitises. Et ça provoque la violence. »

Butch passa la main à travers la projection holographique qui se mit en pause. Sioben lui avait clairement dit que le microcristal contenait des informations importantes pour lui. Non que son petit discours fût dépourvu d’intérêt, mais pour l’instant, il ne lui était pas non plus d’une utilité cruciale. Il se demandait où l’O’Nissi voulait en venir.

« Ce pont qui vous a mis en présence de l’entité est une porte. Une porte qui s’est ouverte trop tôt. Et si certains hommes comme Disbadi accédaient à ce passage, vous pouvez être certain qu’ils asserviraient l’entité sans hésiter. Vous savez ce qu’ils font, ces hommes-là… Depuis des siècles, ils dirigent ces grands conglomérats qui sont comme des sangsues et qui pompent la vitalité des planètes, les unes après les autres. Je ne vous fais pas un dessin, vous en savez autant que moi. Après la Terre dont ils ont fait ce cloaque que tout le monde essaie de fuir aujourd’hui, chacune des planètes sur laquelle l’humanité s’est installée a été exploitée et irrémédiablement dévastée de la même façon. Aucune leçon n’est jamais tirée. Leur cupidité ne connaît pas de limite, pas de morale, pas de déontologie. Quant à nos gouvernements planétaires, si on peut appeler ainsi ces ersatz de structures étatiques, on ne peut pas leur faire confiance, même moins je dirais. Dans un certain sens, ils sont pires. Au moins, les conglos assument leur avidité, leur addiction au pouvoir et à l’argent. C’est leur raison d’être, en fin de compte. Les gouvernements, eux, se parent encore et toujours de grandes vertus mais ils font la même chose, en douce. Et tous veulent mettre l’univers à leur botte.

Pardonnez-moi si je vous ennuie avec mes convictions politiques. Elle ne vous servent à rien, vous qui êtes en fuite, traqué comme un criminel. Mais deviez savoir dans quelle partie vous vous êtes engagé. Il faut les arrêter cette fois, Butch. Et le seul moyen, c’est de retourner là-bas et de détruire ce pont. Vous devez fermer cette porte, c’est la seule solution. Vous seul pouvez le faire. Ce sera difficile, ils vous attendent. Ils savent que vous allez y retourner et ils ne vous feront pas de cadeau. Ne leur en faites pas, vous non plus ! Une dernière chose. Depuis que vous l’avez branché, le cristal fonctionne comme une balise subspatiale. L’un de nos amis est désormais en route pour vous prêter main-forte. Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas un piège. Faites-moi confiance et attendez-le : vous aurez besoin de lui. »

Butch étouffa un juron. Il se doutait de ce coup-là. Cinq heures plus tard, devant l’Érythrée qui flottait dans l’espace loin de tout système solaire, émergea un petit vaisseau profilé, ultrarapide. Un signal tinta dans l’habitacle. On le contactait. « Salut Butch, tu m’as l’air en forme !
— Gusar ? Eh ben, ça, pour une surprise… »


vendredi 20 avril 2018

Une panthère nommée Bastet

Les sentiers du Granto
épisode 4/8

(Tous les épisodes)

S’échapper de Zerfa n’avait pas été une mince affaire. Butch était blessé et, malgré l’adrénaline qui saturait son cerveau, il avait dû fournir un gros effort de concentration pour réussir à piloter l’Érythrée. Dès qu’il avait décollé, des intercepteurs s’étaient lancés à sa poursuite. Il avait aussitôt compris qu’il ne devait pas laisser à ses adversaires le temps de s’organiser. La seule manœuvre qui pouvait lui permettre de s’extirper de ce piège était mortellement insensée. Sans hésiter, il avait programmé un bond depuis l’atmosphère de la planète, en prenant le risque de faire exploser son vaisseau à l’entrée de la fenêtre d’hyper-navigation. L’essentiel était de filer au plus vite vers un endroit tranquille où il pourrait se soigner et réfléchir à la suite des événements.

Les seules coordonnées qui lui étaient venues à l’esprit quand l’ordinateur lui avait indiqué qu’il était prêt à sauter étaient celles d’un système à naine rouge situé aux confins de la zone connue de la galaxie, autour duquel gravitait un immense champ d’astéroïdes. Ce type de système n’intéressait pas grand monde : il ne pouvait a priori y abriter la vie et une éventuelle exploitation n’était économiquement pas rentable en regard du type banal de minéraux qui le composaient et surtout, de sa situation totalement excentrée. Mais quand il l’avait découvert par hasard quelques années auparavant, Butch avait immédiatement compris que le champ d’astéroïdes pourrait un jour lui servir de planque. Une planque parfaite ; qui pouvait trouver un vaisseau posé sur un obscur caillou perdu au milieu de milliers d’autres dans un coin paumé de l’espace ?

Personne, sauf si on savait où chercher, évidemment. Sa fuite avait été trop facile. Il n’en aurait pas mis sa main à couper, une main c’est trop précieux, mais il était quasiment certain qu’on avait posé un mouchard à bord. Ou sur la coque. Bref, il y avait fort à parier que ses suiveurs étaient en mesure de le suivre à distance.

Le bond devait durer cinq heures. Il avait donc un peu de temps pour trouver et détruire un éventuel émetteur, qui pouvait avoir été placé n’importe où sur un vaisseau qui mesurait soixante-dix mètres de long, vingt-cinq de large et qui comptait quatre ponts. En comparaison, chercher une aiguille dans une botte de foin était du pipi de chat. Avant tout, il devait d’abord s’occuper un minimum de lui s’il voulait pouvoir tenir le coup. Il était dans un sale état. La bombe ne l’avait pas tué, mais il s’en était fallu de peu. Et maintenant que le calme était revenu, son corps commençait à lui envoyer de douloureux signaux de protestation.

Butch fila vers le centre du vaisseau où se trouvait l’infirmerie. Une pièce qu’il avait spécialement aménagée avec des équipements qui n’étaient certes pas dernier cri, mais qui lui permettaient de se soigner efficacement. Il se glissa sous le scanner. Rien de cassé, aucune compression interne, pas d’hémorragie, mais beaucoup de brûlures dont certaines assez graves. L’automed lui proposa un calmant avant de commencer à nettoyer les plaies. Butch refusa. Il ne fallait surtout pas qu’il s’endorme, ce n’était pas le moment. Le prélèvement du tissu fondu sur ses chairs brûlées fut un nouveau traumatisme. Il faillit s’évanouir à deux reprises. Une heure plus tard, les pansements cicatrisants posés, il exigea une piqûre de stimulants. Le robot débita que c’était contre-indiqué et qu’il avait besoin de repos. Ce à quoi Butch répondit vertement qu’il venait de lui donner un ordre qui n’avait rien de facultatif. L’automed couina et lui fit sa piqûre. Butch le désactiva en guise de remerciement.

De retour dans le poste de pilotage, il s’installa aussi confortablement que possible dans son fauteuil préféré et prit une profonde inspiration. Il devait procéder par ordre. Le microcristal que lui avait donné Sioben pouvait-il contenir un émetteur ? Butch n’y croyait qu’à moitié. Ce n’était pas logique. Sioben et ses étranges amis les O’Nissi avaient risqué — et sacrifié — leur vie pour l’aider à s’échapper. S’il écartait cette possibilité, il lui restait tout l’Érythrée à fouiller.

C’est à ce moment précis que Bastet choisit d’apparaître. Elle se frotta contre les jambes de Butch. Les vagues d’ondes ronronnantes qu’elle émettait flottaient dans la cabine, apaisantes. Machinalement, il lui flatta le col et lui malaxa les bajoues, provoquant des miaulements rauques et feutrés de contentement. « Comment ça va ma beauté, pas trop secouée ?
— Brèoow, nawnn, brrèoow.
— T’aurais pas une idée pour trouver ce maudit mouchard toi, hein ?
— Mrrrrraouu, chawssss ? »

Bastet sauta souplement sur les genoux de son maître et planta ses yeux d’or dans les siens, oreilles dressées, moustaches vibrionnantes. Quand il l’avait recueillie, Butch avait pourvu son félidé fétiche d’un implant neuronal qui augmentait ses facultés cognitives et lui donnait une capacité télépathique limitée — assez pour lui permettre d’être indépendant à bord du vaisseau et de commander le distributeur de nourriture. Mais cette petite amélioration ne faisait que renforcer un don déjà présent chez Bastet qui, naturellement, « parlait » déjà beaucoup. Et qui, depuis, pouvait ainsi échanger avec son maître par formules archétypales. Oui, non, câlin, dormir, chaud, froid, faim, chasser…

L’idée était dingue et peut-être possible, dictée par les circonstances. Bastet lovée sur ses genoux, il ferma les yeux et déclencha son modem cervical. La connexion avec l’ordinateur de l’Érythrée se fit instantanément. Le mur de données s’afficha sur ses paupières closes. Il entra dans le réseau de communication et se brancha sur le module cybernétique. Il avait devant lui le schéma psychique de Bastet. Il sélectionna l’instinct et le copia dans la base centrale du système de détecteurs. Il y ajouta une variable à laquelle il donna une forme de souris. En ouvrant les yeux, il vérifia sur l’écran de contrôle que les détecteurs internes et externes, dotés de leur nouveau paramètre de chasseur, fonctionnaient à pleine puissance. Il fallait attendre. L’alarme le réveilla deux heures plus tard. Submergé de fatigue, il avait sombré dans un sommeil agité.

L’intrus était localisé sur la coque extérieure. Butch réagit immédiatement et interrompit le bond en quelques secondes. Au hasard. Tant pis pour les protocoles de sécurité. L’Érythrée émergea brutalement aux abords d’une géante gazeuse. Il récupéra une mini-sonde dans la salle des lanceurs, enfila sa combinaison et opéra une sortie. L’émetteur se situait à l’arrière, tout près des moteurs. Il le décolla précautionneusement et l’inséra dans le petit compartiment supérieur de la sonde. De retour dans le vaisseau, il entra des coordonnées sur la console de télémétrie. La sonde alluma son moteur photonique et prit lentement la direction du centre de la galaxie. Elle ne ferait pas illusion longtemps mais ses poursuivants étaient désormais incapables de retrouver sa trace — sous réserve qu’il n’y ait pas d’autre intrus à bord.

Butch programma un nouveau bond intermédiaire. Compte tenu de la situation, il ne voulait pas émerger directement dans les parages de sa planque. Il jugea qu’un parsec de distance était suffisant pour observer avant d’approcher. De toute façon, les détecteurs de l’Érythrée perdaient leur précision au-delà de trois années-lumière. Et trois années-lumière, c’était un excellent périmètre pour arriver discrètement et effectuer si nécessaire une retraite d’urgence.

La naine rouge éclairait mollement les sept planètes qui composaient son système. Deux d’entre elles gravitaient très près de leur étoile en rotation synchrone. Le spectacle était majestueux. En vitesse réduite, le vaisseau se fraya un passage dans la ceinture d’astéroïdes. Personne se semblait l’attendre et l’espace alentour était exempt de toute forme de technologie, comme à chaque fois qu’il avait débarqué dans le coin. L’ordinateur repéra l’objet céleste. Un petit planétoïde d’environ trente kilomètres de diamètre. Butch dirigea doucement l’Érythrée vers la surface chaotique. Un immense cratère apparu sous la proue. Au pied de la paroi, il y avait une ombre presque invisible pour un œil non averti. L’ombre grandit et se transforma en caverne au fur et à mesure que le vaisseau approchait. « Mrraww ?
— Oui, ma belle, on est arrivés. On va pouvoir souffler un peu. »


vendredi 13 avril 2018

Le clan des O’Nissi

Les sentiers du Granto
épisode 3/8

(Tous les épisodes)

Cinq hommes armés — et visiblement surentraînés — attendaient les deux fugitifs dans le sous-sol du Central. Le chef du commando tendit à Line et Butch deux générateurs de ceinture qu’il leur intima d’activer d’un ton sec. « En route. Et sans bruit, grommela-t-il.
— Attendez, où va-t-on comme ça ?
— Faites-nous confiance, Butch.
— Non mais vous plaisantez ? Qu’est-ce que…
— J’ai dit silence ! »

Butch se renfrogna. La scène était digne des plus mauvais cybertrips qu’il ait jamais faits, mais il admit qu’il n’avait pas de meilleur choix que suivre le mouvement. En file indienne, ils s’engagèrent dans le labyrinthe des égouts de Zerfa. Les boucliers portatifs ne les isolaient pas des effluves pestilentiels. L’humanité s’était répandue dans une partie de la galaxie, voyageait la plupart du temps plus vite que la lumière à bord de puissants vaisseaux spatiaux, mais chaque ville de chacune des cinquante planètes de l’empire humain continuait invariablement d’être bâtie au-dessus d’un bon vieux réseau d’égouts.

Butch avait l’impression que sa petite vie tranquille avait littéralement volé en éclats. Et ce n’était pas qu’une impression. D’un côté, il s’en sortait plutôt bien, de l’autre, tout allait de mal en pis. À l’heure actuelle, il devait non seulement être recherché pour un prétendu viol de mineure, et le trucage de l’ordinateur de son vaisseau, mais également pour meurtre et évasion en bande organisée. Tout ça en moins de vingt-quatre heures. Un véritable record.

Line et Butch cheminaient à la maigre lueur d’une minitorche tenue par l’un des hommes qui suivaient derrière eux. Elle ne servait qu’à baliser leur route. Les gars étaient équipés d’une tenue de combat qui incluait un casque à vision assistée. Ils semblaient parfaitement connaître leur itinéraire et Butch s’en félicita. Sans eux, il se serait tout simplement perdu et serait probablement déjà tombé dans le canal qui charriait les eaux usées.

Soudain, l’éclaireur leva la main et la petite troupe se figea à quelques mètres d’une intersection. Un bourdonnement magnétique résonnait. Les tri-v avaient été lancés. Ils se plaquèrent instinctivement contre la paroi gluante. Le capteur à suspension magnétique s’immobilisa quelques instants au milieu de l’échangeur en tournoyant sur lui-même avant de poursuivre sa patrouille dans un tunnel adjacent. Ils se remirent en marche en accélérant le rythme. D’autres tri-v allaient suivre et il leur serait bientôt impossible de tous les éviter.

Ils arrivèrent dans une impasse. L’homme de tête s’avança vers le mur du fond et une console virtuelle surgit instantanément. Il entra un code sur le clavier de lumière et le mur se désocculta pour révéler une cabine métallique. L’ascenseur s’éleva en silence et, après de longues minutes, les portes s’ouvrirent sur une vaste pièce sans fenêtre, occupée par une dizaine d’hommes et de femmes. L’un d’eux s’approcha, un sourire affable aux lèvres. « Bonjour, je suis Sioben. Nous vous attendions.
— Où sommes-nous ? Et qu’est-ce que tout ça signifie ?
— Vous êtes en sécurité ici. Venez vous asseoir, nous devons parler. »

Sioben désigna d’un geste la grande table ovale autour de laquelle étaient disposés des sièges confortables. Les hommes du commando le saluèrent et sortirent par une porte qu’on remarquait à peine mais qui s’effaça automatiquement devant eux. Line et Butch désactivèrent leurs générateurs et prirent place. « Désirez-vous manger quelque chose ?
— Ce n’est pas de refus. J’ai soif aussi. Et mal à la tête. »

Sioben acquiesça et fit un signe à l’un de ses compagnons. « Vous allez devoir quitter Zerfa et retourner rapidement sur votre planète.
— Décidément, tout le monde est au courant de ma petite découverte !
— Ce n’est pas une « petite » découverte, Butch, vous le savez bien.
— Ah ! Parce que vous connaissez mon nom.
— Je sais beaucoup de choses vous concernant.
— Pas moi. Quelle est cette… mmm… amicale ?
— Nous appartenons à la confrérie O’Nissi. Et nous veillons à ce que certaines choses ne tombent pas entre de mauvaises mains. »

L’acolyte revenait en poussant devant lui un chariot rempli de victuailles. Line prit un verre d’eau et Butch se servit à manger. Il n’eut pas le temps de porter la nourriture à sa bouche. Autour de la table, les O’Nissi s’étaient brusquement immobilisés. Sioben pencha la tête puis se leva. Un pli d’inquiétude s’était formé sur son front : « Ils entrent dans l’immeuble. Je suis désolé Butch, vous vous restaurerez plus tard ». La porte invisible se rouvrit sur le commando. « Nos hommes vont vous accompagner jusqu’à votre vaisseau. Line ira avec vous. Tenez, vous brancherez ceci sur votre bioport. »

Sioben lui tendait un microcristal. Butch hésita. « Il contient les informations importantes. Partez, maintenant.
— Mais… et vous ?
— Nous savons ce que nous avons à faire. Nous nous reverrons, soyez-en sûr. »

Butch se dit que sa journée était plus que maudite. Il se retrouvait encore dans un ascenseur avec, cette fois, un policier qui n’en était plus vraiment un, des inconnus qui n’étaient certainement pas des policiers et sans le moindre doute, tous les policiers de Zerfa à leurs trousses. Gusar devait être en pétard. Et il y avait de fortes chances pour que ce soit lui-même qui conduise l’escouade qui envahissait le bâtiment.

La cabine s’arrêta avant d’avoir atteint le rez-de-chaussée. Ils prirent un couloir au bout duquel Butch reconnut l’une des passerelles privées qui menaient aux aérodocks. La traversée se fit au pas de course. Ils débouchèrent sans encombre sur l’esplanade qui desservait les bras d’amarrage. Elle était étrangement vide. D’habitude, cet endroit grouillait de monde — dockers, chineurs, douaniers, commerçants. La première rafale de laser faucha les deux hommes qui fermaient la marche. Les tirs avaient troué leurs boucliers comme du papier. Ils étaient réglés au maximum. Pour tuer, sans sommation.

Line et Butch se jetèrent au sol. Le reste du commando prit aussitôt position en demi-cercle et un enfer de rayons mortels se déclencha. Line serra le bras de Butch et lui indiqua le sas tout proche qui conduisait à l’Érythrée. Et qui était hors d’atteinte sous ce déluge de feu.

D’un coup d’œil, le chef du commando évalua la situation. Une petite boule métallique apparut alors dans sa main. Il leva le pouce en direction de Line et lança la bombe au centre de l’esplanade. Butch eut l’impression que le monde entier éclatait. Le souffle le projeta et il se retrouva nez à nez avec le sas. Il se releva en chancelant. Le silence était entrecoupé de grésillements et de gémissements. Les trois derniers hommes du commando gisaient inertes. Aucun de leurs boucliers n'avait résisté au souffle de l'explosion. Line était couverte de sang. Il s’approcha et elle ouvrit péniblement les yeux. « Fu… fuyez.
— Je vais vous porter jusqu’au vaisseau, je ne vous laisse pas ici.
— Non, c’est fini. A... allez-vous en.
— Line ! »

De l’autre côté de la salle dévastée, des bruits de pas se faisaient entendre. Butch passa les doigts sur les yeux de la jeune femme et se retourna vers le sas. La porte n’avait pas souffert. Il mit sa main dans la serrure palmaire. L’Érythrée attendait au bout du quai. Il parcourut les dix derniers mètres en boitant et s’engouffra dans l’écoutille principale de son vaisseau.


vendredi 6 avril 2018

Le bras de Persée

Les sentiers du Granto
épisode 2/8

(Tous les épisodes)

Line aimait bien Butch. Elle savait à quel point une séance de psycho-sondeur effectuée sur un esprit qui venait d’être cracké pouvait être dangereuse. Et incroyablement douloureuse. Comme si on charcutait une blessure toute fraîche au scalpel et à vif. Elle s’était appliquée à engager la procédure progressivement afin que le dump cause le moins de dommages possible. Butch lui en était reconnaissant. Mais il était allongé sur la couche raide de sa cellule et les vagues de douleur lancinante qui lui labouraient le cerveau le rendaient hargneux, même envers la jeune femme. « Voulez-vous un antalgique ?
— Allez vous faire voir.
— Désolée, Butch. J’ai fait ce que j’ai pu pour limiter la casse.
— Ouais, je sais. Donnez.
— Reposez-vous. Vous allez en avoir besoin. »

L’effet de la drogue fut immédiat. Line lui avait refilé la dose. Butch se détendit en sentant la morphine se répandre dans son organisme. Il avait un peu de répit pour réfléchir. Au labo, entre deux tourbillons de souffrance, il avait pu lire un certain soulagement sur le visage buriné de Gusar. Si le sondeur n’avait rien détecté de la manipulation à laquelle il s’était livré en catastrophe, il avait bien révélé la séquence artificielle encodée dans ses neurones. Celle du viol. Pauvre gamine. Si la scène qui le montrait en train de participer à cette mascarade était de toute évidence un montage, la fillette n’en avait pas moins subi les sévices en question. Elle était foutue. Et les autorités de Zerfa voudraient un coupable.

« On » voulait le mettre hors-jeu. Et ça ne pouvait avoir qu'un lien direct avec son passage imprévu sur la planète au pont étrange. Depuis qu’il avait été branché au sondeur, cet atterrissage n’était plus secret. Il avait donc un problème de plus. Le scan ne correspondait pas avec son journal de bord.

Maquiller les données de l’ordinateur de leur vaisseau était une pratique courante parmi les chineurs de l’espace. Il fallait savoir protéger ses découvertes sous peine de ne pas faire de vieux os dans la profession. Mais ça restait un délit majeur, un crime même sur certains des différents mondes humains. Tout le monde le faisait, personne n’en avait le droit. Tout le monde fermait les yeux, personne ne devait se faire prendre. Pour la seconde fois aujourd’hui, Butch se traita mentalement de crétin. Il s’était fait avoir comme un bleu. À double titre. Si ce n’était pas pour le viol, c’était pour ce reformatage illicite.

Seule conclusion, il avait été manipulé depuis le début. Lorsque Disbadi l’avait contacté six mois auparavant, il aurait dû — là encore — écouter son intuition. Sa petite sonnette intérieure s’était pourtant bien déclenchée. Avec sa voix de fausset, son menton fuyant et son haleine acide, Disbadi n’avait rien pour inspirer confiance. Rien, si ce n’est une position très officielle au sein du métaconglo et un contrat d’expédition assorti d’une somme qui faisait oublier sa face de pet et son odeur rance. Après tout, on a le droit d’être moche et de puer sans être psychopathe pour autant.

Cent mille crédits pour finir de cartographier le dernier cadran du bras de Persée. C’était certes un montant alléchant, mais pas non plus extraordinaire pour ce genre de voyage. Une bonne affaire a priori, rien d’anormal. Butch avait déjà mené des expéditions similaires pour les conglos et tout s’était toujours relativement bien passé.

Il avait transmis les cartes à Disbadi dès son retour sur Zerfa, comme convenu. En omettant simplement d’indiquer sa trouvaille. Quand on est mandaté pour cartographier une région vierge de l’espace, rien n’oblige à révéler ce qu’on y a déniché. On cartographie, on livre les cartes, point. Si « on » lui avait collé cette accusation sur le dos, c’est qu’on savait qu’il avait découvert quelque chose. Comment ? Ça, c’était une question à laquelle Butch se promit de répondre un de ces jours. Et il sentait que la négociation n’allait pas tarder… puisqu’on avait fait en sorte qu’il ne soit pas en position de négocier.

Quoi qu’il en soit, il devait se sortir de là rapidement. Sur Zerfa, la justice était expéditive. Les violeurs étaient pendus haut et court. À l’ancienne. Et la peine pour la falsification d’un journal de bord était au mieux la saisie du vaisseau, au pire une bonne dizaine d’années de prison. « Navré de vous retrouver dans cette situation.
— Disbadi ! Mais quelle coïncidence. Je pensais justement à vous.
— Je suis venu vous offrir mon aide.
— Évidemment. »

Premier round. Face de pet se tenait bien droit derrière le champ de force, son éternelle petite sacoche à la main. Sa voix détonnait toujours autant. Il était calme et sûr de lui, mais la petite lueur qui brillait désormais dans ses yeux globuleux démentait son apparence de personnage falot. Butch redressa sa grande carcasse. « J’ai pris connaissance des résultats du sondeur. Si la police ne retrouve pas les vrais responsables, cela ne suffira pas à vous innocenter.
— Sans blague.
— Laissez tomber les sarcasmes, Butch. Je suis votre ami.
— Je connais mes amis.
— Vous allez moisir dans cette cellule.
— Merci, ça, c’est une info qui m’aide beaucoup. Dites-moi plutôt ce que vous voulez.
— Vous n’avez pas rempli votre part du contrat.
— Vous avez eu vos cartes.
— Elles ne sont pas complètes. Et vous avez trafiqué votre journal de bord.
— C’est bien possible.
— Nos avocats peuvent vous faire libérer en un rien de temps. »

Deuxième round. La sonnette intérieure faisait un vacarme assourdissant. Butch plissa les yeux, tous les sens en éveil. « Cette planète n’a aucun intérêt pour le Méta.
— Ce n’est pas à vous d’en décider.
— Je l’ai découverte. Je suis seul juge.
— À quoi vous servira-t-elle au fond de votre trou ? »

Butch se mordit la langue pour ne pas répondre vulgairement. La planète ne pouvait pas tomber entre les mains des conglos. D’habitude, il se fichait éperdument de ce que faisaient les compagnies des informations qu’il collectait pour elles. Les cartes servaient à la navigation — sans coordonnées précises, programmer un bond hyperluminique vers une région inconnue de l’espace confinait au suicide. Et les rares planètes habitables recensées sur ces nouvelles cartes étaient aussitôt colonisées ou mises en coupe réglée. Ou les deux à la fois. Au profit exclusif des conglos.

Celle-là, pas question. Il l’avait promis. Butch avait beaucoup de défauts, mais il ne s’était jamais renié. Et ne tenait pas à commencer. « À rien, c’est vrai.
— Vous devenez raisonnable.
— Non, je suis piégé.
— Quelles sont les coordonnées ?
— Quelles sont mes garanties ?
— Ma parole.
— Elle ne vaut pas un pet.
— Vous cherchez à gagner du temps. Ça ne vous mènera nulle part.
— Le temps, c’est… »

Troisième et dernier round. Disbadi s’était raidi comme si on lui avait tiré dans le dos. Les yeux agrandis et la bouche ouverte de surprise, il s’affaissa sans bruit. Raide mort. Line se dirigea vers le panneau de commande et désactiva le champ de force. « Vite, sortez de là.
— Vous l’avez tué ! Line, ce n’était pas nécessaire.
— Si. Je vous expliquerai plus tard.
— Vous vous rendez compte des conséquences ?
— Ne traînez pas, nous avons très peu de temps. »