vendredi 20 avril 2018

Une panthère nommée Bastet

Les sentiers du Granto
épisode 4/8

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S’échapper de Zerfa n’avait pas été une mince affaire. Butch était blessé et, malgré l’adrénaline qui saturait son cerveau, il avait dû fournir un gros effort de concentration pour réussir à piloter l’Érythrée. Dès qu’il avait décollé, des intercepteurs s’étaient lancés à sa poursuite. Il avait aussitôt compris qu’il ne devait pas laisser à ses adversaires le temps de s’organiser. La seule manœuvre qui pouvait lui permettre de s’extirper de ce piège était mortellement insensée. Sans hésiter, il avait programmé un bond depuis l’atmosphère de la planète, en prenant le risque de faire exploser son vaisseau à l’entrée de la fenêtre d’hyper-navigation. L’essentiel était de filer au plus vite vers un endroit tranquille où il pourrait se soigner et réfléchir à la suite des événements.

Les seules coordonnées qui lui étaient venues à l’esprit quand l’ordinateur lui avait indiqué qu’il était prêt à sauter étaient celles d’un système à naine rouge situé aux confins de la zone connue de la galaxie, autour duquel gravitait un immense champ d’astéroïdes. Ce type de système n’intéressait pas grand monde : il ne pouvait a priori y abriter la vie et une éventuelle exploitation n’était économiquement pas rentable en regard du type banal de minéraux qui le composaient et surtout, de sa situation totalement excentrée. Mais quand il l’avait découvert par hasard quelques années auparavant, Butch avait immédiatement compris que le champ d’astéroïdes pourrait un jour lui servir de planque. Une planque parfaite ; qui pouvait trouver un vaisseau posé sur un obscur caillou perdu au milieu de milliers d’autres dans un coin paumé de l’espace ?

Personne, sauf si on savait où chercher, évidemment. Sa fuite avait été trop facile. Il n’en aurait pas mis sa main à couper, une main c’est trop précieux, mais il était quasiment certain qu’on avait posé un mouchard à bord. Ou sur la coque. Bref, il y avait fort à parier que ses suiveurs étaient en mesure de le suivre à distance.

Le bond devait durer cinq heures. Il avait donc un peu de temps pour trouver et détruire un éventuel émetteur, qui pouvait avoir été placé n’importe où sur un vaisseau qui mesurait soixante-dix mètres de long, vingt-cinq de large et qui comptait quatre ponts. En comparaison, chercher une aiguille dans une botte de foin était du pipi de chat. Avant tout, il devait d’abord s’occuper un minimum de lui s’il voulait pouvoir tenir le coup. Il était dans un sale état. La bombe ne l’avait pas tué, mais il s’en était fallu de peu. Et maintenant que le calme était revenu, son corps commençait à lui envoyer de douloureux signaux de protestation.

Butch fila vers le centre du vaisseau où se trouvait l’infirmerie. Une pièce qu’il avait spécialement aménagée avec des équipements qui n’étaient certes pas dernier cri, mais qui lui permettaient de se soigner efficacement. Il se glissa sous le scanner. Rien de cassé, aucune compression interne, pas d’hémorragie, mais beaucoup de brûlures dont certaines assez graves. L’automed lui proposa un calmant avant de commencer à nettoyer les plaies. Butch refusa. Il ne fallait surtout pas qu’il s’endorme, ce n’était pas le moment. Le prélèvement du tissu fondu sur ses chairs brûlées fut un nouveau traumatisme. Il faillit s’évanouir à deux reprises. Une heure plus tard, les pansements cicatrisants posés, il exigea une piqûre de stimulants. Le robot débita que c’était contre-indiqué et qu’il avait besoin de repos. Ce à quoi Butch répondit vertement qu’il venait de lui donner un ordre qui n’avait rien de facultatif. L’automed couina et lui fit sa piqûre. Butch le désactiva en guise de remerciement.

De retour dans le poste de pilotage, il s’installa aussi confortablement que possible dans son fauteuil préféré et prit une profonde inspiration. Il devait procéder par ordre. Le microcristal que lui avait donné Sioben pouvait-il contenir un émetteur ? Butch n’y croyait qu’à moitié. Ce n’était pas logique. Sioben et ses étranges amis les O’Nissi avaient risqué — et sacrifié — leur vie pour l’aider à s’échapper. S’il écartait cette possibilité, il lui restait tout l’Érythrée à fouiller.

C’est à ce moment précis que Bastet choisit d’apparaître. Elle se frotta contre les jambes de Butch. Les vagues d’ondes ronronnantes qu’elle émettait flottaient dans la cabine, apaisantes. Machinalement, il lui flatta le col et lui malaxa les bajoues, provoquant des miaulements rauques et feutrés de contentement. « Comment ça va ma beauté, pas trop secouée ?
— Brèoow, nawnn, brrèoow.
— T’aurais pas une idée pour trouver ce maudit mouchard toi, hein ?
— Mrrrrraouu, chawssss ? »

Bastet sauta souplement sur les genoux de son maître et planta ses yeux d’or dans les siens, oreilles dressées, moustaches vibrionnantes. Quand il l’avait recueillie, Butch avait pourvu son félidé fétiche d’un implant neuronal qui augmentait ses facultés cognitives et lui donnait une capacité télépathique limitée — assez pour lui permettre d’être indépendant à bord du vaisseau et de commander le distributeur de nourriture. Mais cette petite amélioration ne faisait que renforcer un don déjà présent chez Bastet qui, naturellement, « parlait » déjà beaucoup. Et qui, depuis, pouvait ainsi échanger avec son maître par formules archétypales. Oui, non, câlin, dormir, chaud, froid, faim, chasser…

L’idée était dingue et peut-être possible, dictée par les circonstances. Bastet lovée sur ses genoux, il ferma les yeux et déclencha son modem cervical. La connexion avec l’ordinateur de l’Érythrée se fit instantanément. Le mur de données s’afficha sur ses paupières closes. Il entra dans le réseau de communication et se brancha sur le module cybernétique. Il avait devant lui le schéma psychique de Bastet. Il sélectionna l’instinct et le copia dans la base centrale du système de détecteurs. Il y ajouta une variable à laquelle il donna une forme de souris. En ouvrant les yeux, il vérifia sur l’écran de contrôle que les détecteurs internes et externes, dotés de leur nouveau paramètre de chasseur, fonctionnaient à pleine puissance. Il fallait attendre. L’alarme le réveilla deux heures plus tard. Submergé de fatigue, il avait sombré dans un sommeil agité.

L’intrus était localisé sur la coque extérieure. Butch réagit immédiatement et interrompit le bond en quelques secondes. Au hasard. Tant pis pour les protocoles de sécurité. L’Érythrée émergea brutalement aux abords d’une géante gazeuse. Il récupéra une mini-sonde dans la salle des lanceurs, enfila sa combinaison et opéra une sortie. L’émetteur se situait à l’arrière, tout près des moteurs. Il le décolla précautionneusement et l’inséra dans le petit compartiment supérieur de la sonde. De retour dans le vaisseau, il entra des coordonnées sur la console de télémétrie. La sonde alluma son moteur photonique et prit lentement la direction du centre de la galaxie. Elle ne ferait pas illusion longtemps mais ses poursuivants étaient désormais incapables de retrouver sa trace — sous réserve qu’il n’y ait pas d’autre intrus à bord.

Butch programma un nouveau bond intermédiaire. Compte tenu de la situation, il ne voulait pas émerger directement dans les parages de sa planque. Il jugea qu’un parsec de distance était suffisant pour observer avant d’approcher. De toute façon, les détecteurs de l’Érythrée perdaient leur précision au-delà de trois années-lumière. Et trois années-lumière, c’était un excellent périmètre pour arriver discrètement et effectuer si nécessaire une retraite d’urgence.

La naine rouge éclairait mollement les sept planètes qui composaient son système. Deux d’entre elles gravitaient très près de leur étoile en rotation synchrone. Le spectacle était majestueux. En vitesse réduite, le vaisseau se fraya un passage dans la ceinture d’astéroïdes. Personne se semblait l’attendre et l’espace alentour était exempt de toute forme de technologie, comme à chaque fois qu’il avait débarqué dans le coin. L’ordinateur repéra l’objet céleste. Un petit planétoïde d’environ trente kilomètres de diamètre. Butch dirigea doucement l’Érythrée vers la surface chaotique. Un immense cratère apparu sous la proue. Au pied de la paroi, il y avait une ombre presque invisible pour un œil non averti. L’ombre grandit et se transforma en caverne au fur et à mesure que le vaisseau approchait. « Mrraww ?
— Oui, ma belle, on est arrivés. On va pouvoir souffler un peu. »


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